2 - La perversion totalitaire
La double fonction du mythe, montrer et rassurer,
constitue son ambivalence et son ambiguïté. Notre imaginaire nous procure le mythe du paradis
perdu : explication de la douleur causée par une rupture (autrefois, nous
étions heureux dans un temps et un lieu privilégiés). Nos ancêtres ayant commis une faute, nous avons été rejetés de ce paradis et nous portons en nous cette faute, "le péché originel".
Mais, cela n'est pas obligatoirement irrémédiable, car nous pouvons sortir de cette situation par la "Rédemption". Pour certains, la Rédemption s'accomplit par l'intercession d'un Sauveur. Pour
d'autres, la Rédemption - ou réparation - s'effectue par un retour à l'unité primordiale en rassemblant les éclats dispersés du
miroir brisé d'Aphrodite (en rassemblant ce qui est épars).
Mais les fascistes et les intégristes ne partagent ni cette démarche, ni cette vision des
choses. Pour eux, les mythes expriment une vérité absolue, d'essence divine, ou cosmique. Le
totalitarisme voit dans les mythes un support - un vecteur - destiné à véhiculer des principes. Il vide ainsi les mythes de toute poésie, de tout imaginaire, et leur refuse alors la
possibilité d'en dire plus.
Un ordre éternel
Car l'ésotérisme n'intéresse le
totalitarisme que dans la mesure où il est possible de l'utiliser pour construire des idéologies et des théologies. Ces idéologies renvoient à l'idée de Tradition, mais une tradition " pure
", à défendre contre la subversion démoniaque d'autres communautés comme la nôtre, qui se veulent, elles aussi, " traditionnelles".
Les idéologies totalitaires veulent installer un éternel présent et en finir avec le devenir. Leur âge d'or, quelle que soit sa forme, arrête et fige pour toujours une histoire pour laquelle il
n'y a pas de plus loin où il faut arriver. Ce désir d'éternel présent est associé à une condamnation radicale du monde moderne. Le traditionalisme des fascistes et des intégristes, voit le
système social fondé sur un " Ordre Social " qui subordonne l'individu.
Il intègre le système de pensée de deux francs-maçons célèbres : Joseph de
Maistre et Bonald et il s'enrichit des doctrines de Barrés, Maurras et
Léon Daudet. Il s'agit là d'une pensée qui adhère à une représentation statique du monde. Cette pensée défend un Ordre
Eternel, contre une représentation dynamique, pour laquelle tout état est transitoire.
La vision cyclique de l'histoire, par les partisans de l'Ordre Eternel, admet le changement, mais à la
condition de le concevoir dans un cycle qui promet son retour. Car l'Ordre Eternel est sacré. Il s'inscrit dans un plan divin - ou cosmique - et il faut donc y croire, en le considérant comme
intangible. Ceux qui subvertissent le plan divin sont donc des matérialistes qui nient le sacré.
Telle est la pensée des thuriféraires des vieilles valeurs qui rejettent l'idée de progrès. Il
n'est pas demandé à la vérité d'être vraisemblable. Il lui est simplement demandé de convenir. Il n'est pas demandé à la vérité d'être vraie, il lui est demandé d'être satisfaisante. Pour cela,
il faut la réviser. Alors, s'installe une vérité ou une parole de substitution, confortées par l'idéologie dominante.
L'âge d'or à venir est celui de la fin des démocraties, du retour des monarchies, de l'abandon des droits de l'homme au profit des droits de dieu, en un mot, celui du triomphe de l'église
catholique romaine (même si, pour certains, l'église de Jean doit triompher de celle de Pierre).
Il faut donc opposer à nos mystères d'autres mystères, à nos références antiques pré-chrétiennes, d'autres références aussi anciennes. D'où l'émergence d'ésotérismes où "Occident" - ou "le Nord"
- sont les lieux de la lumière. A la lumière qui vient de l'Orient s'oppose naturellement celle qui vient de l'Occident. Et même si fascisme et intégrisme ont une vision sensiblement différente
de l'âge d'or, cette démarche est commune au fascisme néo-païen, à certaines formes de néo-celtisme, à certains groupements catholiques intégristes et même à une certaine maçonnerie
néo-johaniste.
La liberté ou la soumission au destin
"La première caractéristique de la modernité a été en quelque sorte inaugurée par la Révolution française lorsque le Tiers Etat s'est proclamé souverain et a donc dérobé au Roi de droit
divin, c'est à dire à Dieu lui-même, la souveraineté. C'est alors que l'individu, concept ignoré auparavant, est né. C'est l'acte révolutionnaire dans son essence suprême et dans sa radicalité
absolue. Tout le reste est secondaire. La démocratie est née ce jour là, dans le traumatisme d'une solennelle et éclatante rupture.
L'Islam, on le sait n'a même pas connu une réforme. C'est à dire que la place de Dieu dans la cité, de la religion dans le pouvoir, de l'Eglise (ou de ce qui en tient lieu) dans l'Etat, cette
place demeure toujours indiscutée, même lorsque les consultations électorales sont organisées.
La deuxième caractéristique de ce qu'on appelle aujourd'hui la modernité, c'est tout simplement la civilisation industrielle. On sait d'ailleurs que le terme d'"intégrisme" a été pour la première
fois formulé pour condamner les incidences de l'industrialisation sur les mœurs.
Ce dont les intégristes ont toujours fait le procès, c'est finalement l'usage d'une liberté abandonnée à l'homme. Abandon blasphématoire à leurs yeux, puisque cette liberté n'appartient qu'à
Dieu. Et la philosophie de cet intégrisme islamique rejoint tout naturellement - terrorisme en plus - celle des traditionalistes français du XIXème siècle, lesquels ont dénoncé dans la
Révolution, l'optimisme aberrant et irresponsable qui a consisté à faire confiance à l'homme. Islam veut dire : soumission à Dieu ...
Il s'agit du heurt de deux conceptions métaphysiques : celle qui inclut la Liberté et cette autre qui se soumet au destin".
Jean Daniel - Nouvel Observateur du 4.10.2001.
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