En mémoire de mon frère Jean, médecin -
Les médecins, comme tout un chacun et comme les francs-maçons
eux-mêmes, sont grands pourvoyeurs de colloques. Ils colloquent sur tout, sur rien et sur les colloques eux-mêmes. Celui dont il s'agit ici est unique. Il concerne les médecins, qui en parlent
gravement, solennellement en brandissant bien haut, comme un signe de détresse l'acclamation : "Et notre colloque singulier !".
Qu'est-ce que ce colloque peut bien signifier d'extraordinaire ? Colloque, parler avec, tout le monde comprend, même si cela reste très ambigu. Car un colloque peut souvent se régler par le
porte-monnaie, par des mots (à Genève) ou par des obus (à Kaboul). Toute l'énigme réside donc dans le mot singulier, qui veut dire : seul car secret, sans attache car libre, solitaire car privé
entre deux personnes, spécifique car propre à la médecine, unique enfin dans son occurrence et dans son déroulement.
Toutes ces exigences confèrent au colloque singulier un caractère quasi sacré qui plane sur toute la déontologie médicale. Le colloque singulier, c'était toute la médecine, c'était tout l'Art de
soigner ... Ce n'était pas la rencontre de deux numéros INSEE, mais celle de deux consciences ... L'une qui venait confier sa souffrance, souffrance de son âme, de son cœur, de son corps, sans
risquer d'abandonner sa dignité. L'autre qui recevait avec une chaleur fraternelle et qui essayait d'apporter la compréhension, la consolation, le soulagement.
L'acte médical n'était que cela, mais il était tout cela ... Il avait la solennité d'une pièce de théâtre et y ressemblait bougrement, dans le respect des trois unités du théâtre classique. Mais
il était surtout par essence, une véritable épreuve d'Artiste. Car seul l'Art pouvait combler partiellement ce que la science des années quatre-vingt n'avait pas encore apporté.
Comme l'artisan, le médecin devait être longtemps apprenti, il devait se soumettre à l'Internat, comme à un Tour de France, et devait enfin parachever son œuvre seul, avec l'aide de ses mains. Il
y puisait parfois un bonheur ultime, encore présent à chaque instant dans la nostalgie de la retraite.
Mais le temps a passé, avec une révolution des connaissances, des techniques, des esprits ... Révolution des mots eux-mêmes, car si les médecins ont conservé le Colloque Singulier, comme les
francs-maçons ont conservé la Truelle, on peut se demander si le nouveau contenu que l'on y a mis ne l'a pas tué ... Car les deux interlocuteurs ne sont plus seuls, plus libres, plus solitaires,
plus indépendants des contraintes extérieures ...
Il y a entre eux La Société qui, après avoir payé sans broncher, veut maintenant savoir et régenter. Il y a entre eux La Machinerie de l'exploration, de l'investigation, de l'analyse. Il y a
encore La Machinerie thérapeutique et une double obéissance est demandée : obéissance au protocole thérapeutique et obéissance au protocole de la Sécurité Sociale, qui met en liberté surveillée
la Liberté de prescription du médecin.
Il y a enfin, entre les deux interlocuteurs, l'ombre de la Justice, car la froide et exacte Vérité apportée par la machinerie, fait du médecin un Technicien de Santé justiciable et "Garétisable"
à merci ... Pour un colloque singulier, cela finit par faire beaucoup de monde et le singulier a ainsi trouvé son épanouissement dans la pluralité.
Le diagnostic, qui était le couronnement du travail personnel, la fierté du médecin, est devenu un enfant qu'aucun de ses pères putatifs n'a la fierté de reconnaître. Où sont alors l'Art,
l'Esthétique et le bonheur ultime du médecin ?
Bien sur, ce bonheur n'est pas le but de la médecine ... Bien sur, l'effraction du Colloque Singulier par la Machine et par la pluridisciplinarité permettent aujourd'hui des diagnostics de plus
en plus surs et souvent, au lieu d'un simple soulagement, des guérisons définitives ... Bien sur, il y aura toujours le Cœur, la stimulante inquiétude du médecin.
Il pourra même y avoir le panache, l'élégance, la perspicacité, l'intuition, une petite libido, sans jouissance garantie. Enfin, il y aura toujours le Bouffon et le Contrôle Fiscal.
Mais que la Médecine de jadis était belle ... Même ignorante, même impuissante !
Maj 19 10 09 - GA - L0