Une anticipation de l'initiation maçonnique -
Plotin eût de lourdes peines avec le vieillissement, la maladie et la déchéance de son propre corps. Il ne cesse cependant pas de parler de la beauté du corps dans le regard amoureux. Cette
beauté est allusive d’une autre. Il parle d’une "beauté merveilleuse (qui le rend) certain alors d’appartenir au monde supérieur". Supérieur, mais non séparé.
Il va plus loin : il s’interroge sur ce qui nous fait si rapidement oublier l’extase du détachement de soi qui intervient dans la vision amoureuse de la beauté du corps et des choses, dans la
vision de leur unité. Pourquoi revient-on si vite à ce qui nous rétablit illusoirement, de mauvaise foi, dans une séparation des autres et du monde ? Réponse : nous ne sommes pas prêts à
"partir" longtemps. Nous ne voulons pas vraiment voyager.
C’est alors le retour sur des bases fausses mais rassurantes. Repli de l’être qui veut se sentir bien protégé, séparé, "chez soi", distinct. Triche en conscience, jeu avec l’oubli. On éteint le
souvenir du "plaisir de se perdre" en ce qu’il eut de départ initiatique.
Maître Eckhart se tient sur la même ligne et anticipe lui aussi l’initiation maçonnique. Ce que les hommes ne sont pas capables de longtemps tenir, c’est pour lui la "naissance de Dieu en
l’âme". Naissance de la parole, du "Logos". Avec le désir incessant de fixer son identité, tout être humain veut devenir "ceci ou cela" alors que cette naissance de la
parole est celle d’une conscience de liberté divine où l’on n’est "ni ceci, ni cela".
Car les hommes ont peur de cette liberté-là, ils craignent que Dieu ne soit pas l’Assureur en dernier recours de leur identité personnelle. Eckhart fait en effet comprendre que Dieu ne dit
jamais, ni qui on est, ni qui il est. C’est pourquoi les religions - première forme établie du système des assurances - "créent Dieu dans les croyances", selon le
propos infiniment lucide, du côté de l’Islam, du soufi Ibn Arabi.
En instituant leurs religions, les hommes montrent qu’ils ne peuvent pas vraiment accepter que Dieu puisse n'être "ni ceci, ni cela"… Les religions prétendent désirer Dieu, mais
c’est déjà mauvaise foi. Eckhart le note : "désirer Dieu sous un mode, c’est désirer le mode, et non Dieu".
Qui est Dieu ? Pour répondre, mieux vaut savoir aussi qui nous sommes. Plotin, déjà, s’était interrogé (Ennéade VI, 4, 14) sur qui l’on est : "Mais nous… Qui "nous" ?
Sommes-nous la partie de l’âme qui demeure toujours dans l’esprit, ou bien sommes-nous ce qui s’est ajouté à elle et qui est soumis au devenir du temps ? … Un autre homme s’est attribué à nous et
il s’est ajouté à celui que nous étions à l’origine… et ainsi nous sommes devenus les deux, et plus d’une fois nous ne sommes plus celui que nous étions auparavant et nous sommes celui que nous
nous sommes ajouté ensuite : l’homme que nous étions cesse d’agir et en quelque sorte d’être présent".
L’insoutenable légèreté de l’être se dit désormais avec le langage positif des sciences de la psyché. Avec une science qui ne se reconnaît comme telle que si elle énonce des choses
réfutables, nous pouvons aujourd’hui choisir d’autres mots convenus pour le dire, la réalité demeure la même.
Remonter à Plotin, quand on est franc-maçon, c’est mieux éclairer la profonde faiblesse "ontologique" qui fait recourir, d’un jour à l’autre, au repli sur l’individualisme, au désir d’accaparer,
à l’acceptation de la violence et de la concurrence, à la compensation illusoire avec des avoirs inutiles. Avec, en boomerang, la crainte tout aussi récurrente de perdre tout çà, et surtout la
peur atroce de la mort.
Au contraire, remonter jusqu’à Plotin, c’est peut-être pouvoir mieux se rappeler que si vient un nouvel amour, ou une réconciliation entre l’autre et soi, ou que reprenne le sentiment d’une union
intime avec les choses de l’univers, d’un coup, on aura moins peur. Ce sera une nouvelle liberté, un espace agrandi pour respirer le parfum de la vie. Et trouver en soi davantage de générosité
d’être.
Maj 12 12 09 *